"Je crains que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille", s'était inquiétée Isabelle Couderc, vice-présidente du tribunal chargée de la coordination de la section JIRS Criminalité organisée de l'instruction, le 5 mars, devant la commission sénatoriale d'enquête dédiée à la lutte contre le trafic de drogues en France. 

Les membres de la commission s'attardent cette semaine sur la situation dans la deuxième ville du pays.

"Ce qu'on a vu à Marseille, c'est un peu le résumé de plusieurs mois de travail parce que sont catalysés ici l'ensemble des manifestations d'un narcotrafic qui est de plus en plus agressif, performant, avec une action de la puissance publique qui s'apparente parfois à une guérilla du faible (face) au fort", a analysé le président de la commission d'enquête, le socialiste Jérôme Durain.

"C'est une guerre de tranchées, il faut évidemment ne laisser aucun pouce de terrain à nos adversaires qui sont résolus et dangereux", a-t-il ajouté, refusant toutefois de stigmatiser la deuxième ville de France.

Ce qui se passe à Marseille ne fait, selon lui, que préfigurer l'évolution du trafic de stupéfiants "qu'on observe par ailleurs partout sur le territoire national: le rajeunissement des petites mains, un recours accru à des violences, des séquestrations, des homicides, le déplacement du trafic de l'urbain vers le rural."

Car "jadis réservé aux secteurs très urbains, ce système", qui "fonctionne comme une entreprise libérale", selon le rapporteur LR Etienne Blanc, "inonde maintenant l'ensemble de la France".

"Plan Marshall" nécessaire 

"Le constat qu'on partage tous, c'est que les politiques publiques ont été en échec durant des années sur notre territoire", a relevé Hassen Hammou, du collectif "Trop jeune pour mourir", créé en 2016 à Marseille en réaction aux assassinats liés au trafic de drogue.

"Le narcobanditisme agit à Marseille comme une sorte de gangrène qui abîme le tissu social" avait également constaté le président du tribunal judiciaire de Marseille Olivier Leurent lors des auditions à Paris mardi et mercredi, jugeant que l'Etat semblait mener une "guerre asymétrique contre le narcobanditisme".

L'année 2023 fut la plus sanglante à Marseille avec 49 personnes tuées, dont quatre victimes collatérales, et 123 blessées dans la guerre de territoires opposant des gangs rivaux. Une violence qui brise des familles et fait vivre les habitants de certains quartiers dans la peur.

Les renforts -22 magistrats ou encore 21 enquêteurs de la police judiciaire- ont bien permis de doubler les ouvertures d'informations judiciaires, 69 en 2023, liées aux tentatives d'assassinat.

Mais les magistrats estiment ces moyens, "qui constituaient un rattrapage des sous-dotations" passées, déjà "notoirement insuffisants", selon M. Leurent.

Il a réclamé la "mise en place d'un plan Marshall" pour combattre des criminels disposant "d'une force de frappe considérable sur le plan des moyens financiers, humains, technologiques". 

"Il y va de notre état de droit et notre stabilité républicaine", a-t-il martelé, des préoccupations partagées en Belgique ou aux Pays-Bas où les mafias de la drogue ont menacé des magistrats, des responsables politiques, et commis des meurtres en série.

Certes, la France et d'autres pays européens "ne sont pas des narco-Etats (...) mais il y a quelques indicateurs qui s'apparentent à ce qu'on connaît" dans ces derniers comme l'Equateur, a jugé le sénateur Etienne Blanc.

Les magistrats plaident pour "un régime pénitentiaire distinct" pour les trafiquants de drogue, avec un isolement strict.

Car, même derrière les barreaux, les "têtes de réseau gèrent" souvent l'organisation de leurs équipes, voire les exécutions de concurrents, a rappelé le procureur de Marseille, Nicolas Bessone. 

Assises spécifiques 

Il souhaite aussi un assouplissement de la législation sur les "collaborateurs" de justice alors qu'en France, seuls les trafiquants repentis n'ayant pas de sang sur les mains peuvent bénéficier d'une protection, contrairement à l'Italie ou aux Etats-Unis.

Il existe aussi des craintes que les trafiquants puissent corrompre certains agents publics. Deux enquêtes sont en cours à Marseille concernant des fonctionnaires suspectés d'avoir renseigné des membres du crime organisé.

M. Bessone a également plaidé pour la mise en place de cours d'assises spécialisées pour le narcotrafic, les jurés ordinaires pouvant avoir "peur des représailles".

Enfin pour M. Leurent, l'accent devrait être aussi mis sur le consommateur: "Il faut que le sentiment de transgression soit propagé comme une politique publique", à travers des campagnes publicitaires mais aussi à l'école.